Cass. 3ème civ., 6 mars 2025, n° 23-16269
La loi du 17 juin 2008 a créé une nouvelle cause de suspension résultant de la décision du juge de faire droit à une demande d’instruction présentée avant tout procès.
Cette suspension, inapplicable aux délais de forclusion en raison du libellé même du texte qui ne vise que la prescription (depuis Cass. 3ème civ., 3 juin 2015, n° 14-15796, Bull. 2015, III, n°55 ; Cass. 3ème civ., 2 juin 2016, n° 15-16967, Bull. civ. 2016, à venir ; Cass. 3ème civ., 8 décembre 2016, n° 15-23098 ; Cass. 3ème civ., 10 novembre 2016, n° 15-24289 ; Cass. 3ème civ., 23 février 2017, n° 15-28065; Cass. 3ème civ., 19 septembre 2019, n° 18-15833; Cass. 3ème civ., 10 juin 2021, n° 20-16837, Bull.), a été interprétée par la jurisprudence comme ne bénéficiant qu’au demandeur à l’action.
La Cour de cassation a posé ce principe dès 2019 (Cass. 2ème civ., 31 janvier 2019, n° 18-10011, Bull. à venir ; Cass. 3ème civ., 17 octobre 2019, n° 18-19611, Bull. à venir), solution constante (Cass. 3ème civ., 19 mars 2020, n° 19-13459, Bull. ; Cass. 3ème civ., 22 octobre 2020, n° 19-17946).
Le Conseil d’état statue dans le même sens (CE, 2ème, 20 novembre 2020, n° 432678, Tabl.).
Le présent arrêt rappelle cette solution.
Il illustre la complexité pratique de la logique induite par ce texte.
Le maître de l’ouvrage a initié une action en référé. L’entreprise a formé une demande reconventionnelle en provision. Reste que cette demande a été rejetée de sorte que l’effet interruptif de cette demande reconventionnelle a été considérée comme non avenu. L’expertise a été ordonnée comportant une mission de comptes entre les parties. Néanmoins, c’est bien le maître de l’ouvrage et non l’entreprise qui a formulé cette demande de désignation d’expert.
L’arrêt de cassation souligne ainsi en son motif n° 13 que « 13. Ayant rappelé, à bon droit, que la suspension de la prescription ne pouvait bénéficier qu’à la partie ayant sollicité l’expertise en référé, la cour d’appel a relevé que la mission de l’expert portant sur l’établissement des comptes entre les parties ne résultait que de la demande d’expertise du maître de l’ouvrage ». La demande reconventionnelle au fond ayant été tardive au regard du délai en paiement (L. 110-4 C. com.), elle a été jugée irrecevable.
Il nous semble qu’il en aurait été autrement si l’entreprise avait sollicité l’expertise. Le constat de ce que la demande n’émanait que du maître de l’ouvrage laisse entendre que l’entreprise aurait pu être co-demanderesse à la mesure sur cette partie de la mission. C’est en ce sens que le Conseil d’état, dans l’arrêt précité, déroge au principe du bénéfice exclusif au demandeur lorsque les parties en défense se sont associées : « sauf pour ces parties à avoir expressément demandé à être associées à la demande d’expertise et pour un objet identique ».
Nous pensons néanmoins que l’interprétation réitérée de la Cour de cassation n’est pas la bonne.
En pratique, il est d’évidence que l’ensemble des parties pourrait parfaitement bénéficier de cet effet suspensif le temps que l’expertise révèle l’étendue des droits et l’identité des débiteurs. Par ailleurs, et même s’il est vrai que le texte ne dit pas que le bénéfice est erga omnes, nous pensons qu’il n’était pas utile ici de retranscrire la jurisprudence inventée sous l’ancien article 2244 du Code civil.
L’alinéa 2 de l’article 2239 du Code civil allait d’ailleurs dans le sens d’un effet erga omnes. Pourquoi le législateur aurait-il prévu un délai minimal de 6 mois alors que le demandeur ayant agi et interrompu le délai, il bénéficie par l’effet de la Loi d’un délai entier à compter de l’Ordonnance désignant l’expert ?
Il en résulte selon nous que c’est bien un effet erga omnes qui sous-tendait le dispositif.
En attendant que le juge revienne à une pensée plus pratique, il convient donc de veiller à interrompre soit même, soit en s’associant à tout ou partie de la demande de désignation de l’expert, soit, plus sûrement, en assignant au fond à titre conservatoire, ce que la Cour de cassation a pourtant souhaité évité en modifiant le point de départ des recours entre coobligés dans son arrêt du 14 décembre 2022.